Départ
de bon matin vers le cap Beata, à la pointe Sud d’Hispaniola (vent
arrière puis grand largue, force 4, mer peu agitée), on dépasse très vite l’île
Catalina.
En
route, la coque cogne contre deux billots de bois, sans doute échappés d’une
cargaison ; on voit aussi beaucoup de sargasses. Casiers de pêcheurs par
plusieurs centaines de mètres de fond ou filet dérivant, on s’écarte.
Quelques
cargos mais aucun voilier. Un oiseau vient s’installer un moment sur le bimini
et en guise de cadeau nous laisse une semaine de fiente...
Le
vent forcit un peu (force 5), on prend un ris puis deux en prévision de la nuit
qui devrait être plus ventée ; force 6 pendant la nuit, rafales à 7 au
petit matin, on navigue au vent arrière avec seulement la voile et ses deux
ris ; on n’avance pas très vite, mais c’est davantage la houle qui est
gênante que le vent ; au petit-déjeuner, un coup de roulis projette
Jacques et son bol de café qui finit sur la capote...
A
midi, on arrive enfin au canal de Alto Velo, au Sud de l’île Beata, après un
empannage non programmé, on déroule un peu de génois (force 6 à 7, mer agitée),
avant de lofer sur la terre ; on fonce (travers, force 6 à 7, rafales à 8,
mer peu agitée), un bord de près pour arriver dans le mouillage désert de la baie de Las Aguilas ; toujours du
vent, l’ancre ne croche pas et en dérapant, entraîne un bidon de pêcheur et sa
palangrotte qu’on remonte à bord ; mouillage en catastrophe, Jacques
plonge amarré à un bout, l’hélice est libre ; remontée de la chaîne en
découpant au fur et à mesure le fil de pêche et les hameçons qui y sont
accrochés...
Nouveau
mouillage en appuyant au moteur pour laisser le temps à l’ancre de
crocher ; Jacques plonge à nouveau pour examiner de près les taches
sombres, de l’herbe. Le vent faiblit, bonne nuit réparatrice.
Nous
sommes encore en République Dominicaine, en toute illégalité... On aurait aimé
dédommager le pêcheur, mais on ne le voit pas.
Mercredi,
on part en milieu de matinée, alors qu’une barre nuageuse arrive sur
nous ; beaucoup de vent à nouveau, force 7, on suit nos traces de la
veille pour sortir du mouillage.
On
se rapproche un peu de la côte d’Haïti, moins ventée, avant de la longer en
direction de l’île à Vache (grand largue, force 6 devenant 5 le soir, génois
seul, mer peu agitée) ; Thira marche bien, sans doute aidé par du courant.
Les
cargos croisent plus au Sud, rares pêcheurs près des côtes haïtiennes.
Il
fait encore nuit quand on arrive à l’île
à Vache, on enroule la moitié du génois pour ralentir ; skyfile pour
prendre les messages, on entend crier, juste devant nous un pêcheur qui
remonte son filet, aucune réponse à la barre,
instant de panique, on se dévie avec le pilote...
Bois-Fouille, petite embarcation traditionnelle à voile
A
l’entrée de la baie à Feret, une nuée de jeunes en pirogue s’accrochent au
bateau en nous souhaitant la bienvenue ; à peine le mouillage à l’eau, ils
proposent chacun leurs services ; pour eux, c’est un moyen de subsistance,
leur permettant d’être aidés sans être assistés, pour nous, c’est une petite
contribution qu’on leur apporte bien plus volontiers qu’aux gratte-papiers de
la République Dominicaine :
Bernardin
(17 ans, en troisième, travaille pour payer son collège privé et voudrait être
mécanicien) et son cousin Wilson, nous servent de guides et viendront nettoyer
le pont.
Wilson, Bernardin et leur copain espiègle
Kiki
(une trentaine d’années, a deux enfants de 5 ans et 3 mois) nettoie la coque,
dérive et safran ;
Judlin
(une dizaine d’années) nettoie l’annexe et emmène notre poubelle afin de s’acheter
un sac à dos pour l’école ;
Marc
(une douzaine d’années, timide mais tenace) prend notre linge à laver et ramène
un repas créole fait par sa mère ;
Odi
nous vend des langoustes pêchées par un copain ; il nous demande un petit
sac de toile pour sa fille de 8 ans ;
Sauveneur,
un vieux pêcheur nous en vend quatre autres le lendemain.
On
achète aussi des œufs, des mangues contre un coca et un biscuit, des noix de cajou, des amandes
et une coquille de lambi à ces trois enfants.
Ce
qu’ils recherchent le plus, ce sont des cordages, des masques et tubas, du matériel
de pêche, des écouteurs, des sacs à dos...
On
discute longtemps avec Erhst (au CM2) qui voudrait lui aussi être mécanicien et
souhaiterait travailler aux USA ou au Canada ou en France ; il se
renseigne sur les moyens de partir à l’étranger, en avion ou en bateau, avec
une personne ; par prudence, on fermera nos coffres cette nuit !
On
voit aussi Doudou et Vilma, Jean Lucien, Pipi, Jean Jean, Nixon et beaucoup
d’autres ; tous nous abordent joyeusement, demandant de nos nouvelles et
livrant un peu d’eux-mêmes ; si on ne peut rien leur apporter, ils repartent tristes
et résignés. C’est un crève-cœur pour nous mais c’est impossible de
donner du travail à tout le monde et nos dollars fondent à vue d’œil...
Wilwilhem
est l’officiel du village et s’occupe d’aller faire tamponner nos passeports
aux Cayes, sur le continent (40 US$ pour les passeports, 20 pour le service et
10 pour le mouillage) ; on lui donne aussi quelques boites de conserve
qu’il répartira aux plus nécessiteux. Plus tard, il nous expliquera qu’il n’est
pas autorisé à faire les papiers du bateau et que c’est à nous d’aller aux
Cayes !
HISPANIOLA : HAÏTI
Ayiti,
« La terre des hautes montagnes » était peuplée par les Taïnos ou
Arawaks, quand elle fut découverte par Christophe Colomb en 1492. Ils furent
décimés par le travail forcé dans les mines d’or et par les maladies, les
premiers esclaves arrivèrent d’Afrique, du Dahomey, du Niger et de la Guinée où
se pratique le culte vaudou.
Les
Espagnols délaissèrent peu à peu Hispaniola et l’île fut la proie des corsaires
anglais et français, envoyés par le roi mais aussi des pirates ou flibustiers qui
travaillaient pour leur propre compte ; les boucaniers étaient spécialisés
dans la chasse des cochons sauvages et des bœufs qui, importés par les colons,
avaient proliféré ; ils boucanaient (fumaient) la viande et vendaient le
cuir.
Un
compromis entre les deux pays reconnait l’occupation française puis l’Espagne
doit officiellement céder à la France la partie Ouest d’Hispanolia, appelée
Saint Domingue.
Saint
Domingue est la plus prospère des colonies françaises, grâce à la canne à
sucre, au tabac, au café et à l’indigo ; les esclaves se révoltent et
Toussaint Louverture, « un libre »
prend la tête de l’insurrection ; en 1793, la Convention abolit
l’esclavage, Toussaint se rallie à la République et devient gouverneur de Saint
Domingue ; mais, Napoléon rétablit l’esclavage et le fait capturer.
Le
général Jean-Jacques Dessalines, un autre affranchi lui succède et, à la
bataille de Vertières, l’armée locale bat l’armée napoléonienne ; en 1804,
Dessalines proclame l’indépendance d’Haïti mais il se conduit en despote et est
abattu.
L'île,
scindée en deux, sera réunifiée par Jean Pierre Boyer ; pendant 22 ans, il
occupe militairement Santo Domingo jusqu’à ce que les Dominicains le
chassent et proclament la naissance de la République Dominicaine.
Il s’ensuit
une longue période d’instabilité politique et les Américains occupent le pays à
partir de 1915 ; ils se montrent racistes et brutaux, et devant l’hostilité
des Haïtiens, ils se retirent.
En
1957, François Duvalier, dit Papa Doc, est élu avec le soutien des Noirs ;
il instaure une dictature et ses Tontons Macoutes sèment la terreur ;
quand il meurt en 1971, son fils Jean-Claude, dit Baby Doc, le remplace mais le
régime, incompétent et corrompu, est renversé par un soulèvement populaire.
Après
plusieurs coups d’État, le prêtre Jean-Bertrand Aristide est élu mais, sous la
pression internationale, il sera contraint à démissionner et à s’exiler.
Le
pays a été aussi durement touché par quatre cyclones en 2008, un tremblement de
terre qui a détruit Port au Prince en 2010, et très récemment par le cyclone
Matthew en 2016.
ÎLE A VACHE
L’île
à Vache est située au Sud d’Haïti et compte 8 000 habitants ; c’est la
seule destination recommandée pour les navigateurs, le reste du pays n’étant
pas sûr...
Rendez-vous
au ponton avec Bernardin et Wilson qui ont commandé deux motos-taxis pour nous accompagner au village de Madame Bernard ;
Jacques se cramponne au chauffeur, moi à Jacques et nous voici partis, sans
casques,
sur un chemin digne d’un parcours de moto-cross, pierres, ornières,
obstacles dont le conducteur se joue à merveille,
parfois
je décolle et ferme les yeux – enfin, un œil, le mauvais ! -, mais tout
se passe bien.
En route de beaux paysages vallonnés,
bananiers, cocotiers, manguiers ;
on
croise des femmes transportant leur charge sur la tête, des hommes en mobylettes,
des enfants qui jouent, une petite fille qui récupère son ballon devant notre
roue, un jeune garçon très habile avec son cerceau, le jeu préféré de nos
pères ; à chaque rencontre, un coup de klaxon.
Quelques maisons éparses
Jeune garçon et son âne
Tapou revient de son cours de dessin
On
arrive enfin à l’orphelinat de sœur Flora, une franciscaine canadienne
française, installée ici depuis 1967 ; elle nous reçoit, toute frêle, avec
une grande disponibilité et simplicité ; l’orphelinat accueille 71
enfants, orphelins ou abandonnés, parfois handicapés ; le premier, âgé de
35 ans, vient de décéder en France et sœur Flora en est très affectée ;
autant que possible, elle soutient la réintégration des enfants dans leur
famille, mais n’est pas très favorable à l’adoption qui les coupe de leurs
racines. Elle-même, se sent mieux ici où elle est utile, qu’au Canada.
L’orphelinat
Ces enfants jouent, juste à côté d’un adulte lourdement handicapé
Elle
a aussi créé un dispensaire de soins et une école qui accueille 450 enfants.
L’orphelinat
est en pleine restructuration, une nouvelle communauté va venir s’installer
pour assurer la relève ; les besoins sont criants, vêtements, matériel
scolaire et jeux, médicaments, on n’apporte qu’une maigre contribution, ce
qu’on a pu rassembler sur le bateau sans avoir prévu de venir ici (T-shirts,
anti-moustiques et ce qu’on avait acheté en prévision des bakchichs de Cuba,
stylos, crayons de couleur, carnets, taille-crayons, barètes et élastiques).
Pour
les aider :
Sœur Flora Blanchette
Madame
Bernard, Ile à Vache, CAYES
HAÏTI
(W.I.)
Au village Madame Bernard,
le
marché a lieu deux fois par semaine, un vrai marché traditionnel ; quelques
fruits et légumes, petits pains,
des vêtements vendus à même le sol,
quincaillerie de toutes sortes ;
des animaux sur pied aussi, moutons,
on voit même une dame repartir avec son cochon en laisse !
Les barques repartent, pleines à ras bord !
Cacophonie,
quelques taxis collectifs type aluguers se fraient un chemin en klaxonnant.
On
échange quelques dollars en gourdes, la monnaie locale, et Wilson va négocier
fruits et légumes pour nous ; Bernardin nous emmène acheter une carte SIM
(1,5 dollar) qu’il rechargera lui-même, au village (en fait, il a acheté une
connexion qu’il revend et recharge trois fois notre carte 1,1 Gbite pour 5
dollars).
Retour au mouillage en Bois-Fouille,
une
petite embarcation à voile et godille, sans moteur ; on embarque les pieds
dans l’eau et on s’y entasse à quinze, liston proche de l’eau, à chaque vague,
l’eau passe par-dessus ; un passager écope sans cesse le fond avec un
casque de chantier orange troué ! Bref, une allure de boat-people mais
dans une ambiance très joyeuse, conversation générale en créole et rires
incessants ; débarquement sur une plage avec nos deux guides, toujours les
pieds dans l’eau !
Caille Coq
Le village entoure le mouillage de la baie à Feret ;
belle plage de sable blanc
bordée de cocotiers
d’où partent les pêcheurs en Bois-Fouille ;
des petites maisons construites en pierres blanches du cap et couvertes de tôle,
délabrées ou plus coquettes ;
pas
de distribution d’électricité sauf pour l’éclairage communal, les personnes qui
le peuvent ont des panneaux solaires ;
pas d’eau courante non plus, les femmes et les enfants vont pomper l’eau de
source à l’extérieur du village, les hommes s’y lavent.
Un
petit magasin, la propriétaire va en barque aux Cayes acheter des denrées qu’elle
revend au village.
Erhst
nous emmène au Centre communautaire où il y a des ateliers de métal à repousser
et de dessin ;
on achète à Placide une scène de pêche.
Port Morgan
Un hôtel occupe le fond de la baie bordée de mangrove
où quelques bateaux sont mouillés ;
décor africain.
Accueil
mitigé, un pot ne suffit pas pour profiter du Wifi, il faut prendre un repas...
De belles fleurs, aigrettes,
hibiscus
et epikas.
Une
drosse de barre est bien cassée ; Jacques l’enlève, la remplace par une
qu’il fabrique en Dyneema, on essaie de les tendre au maximum, l’opération dans
les coffres arrière a bien duré trois heures ; quand tout est terminé,
Jacques se rend compte que les deux drosses sont inversées et ne passent pas
dans la bonne gorge, on recommence la manœuvre... Vraisemblablement, les drosses
ont été mal remontées par le mécano de Las Palmas après la réparation du
secteur de barre, cela explique peut-être qu’il y ait eu des frottements
jusqu’à la rupture...
Descente
d’un bateau de police, neuf hommes en armes et cagoulés, heureusement, on a la
conscience tranquille mais c’est quand même impressionnant, d’autant plus que
nous sommes le premier bateau visité ; ils ne nous réclament que les
papiers du bateau, pas les passeports ; il nous manquerait une
autorisation de naviguer mais cela ne semble pas avoir d’importance, ils
repartent visiter les autres bateaux...
Le
dernier jour, arrivent deux bateaux sympas ; apéritifs à
bord de Thira, deux pour nous car le deuxième équipage s’est trompé de fuseau
horaire !
Sur
Silken Ties, un bateau américain, deux couples de navigateurs anglais : Mark
et Judy habitent les USA, Judy s’occupe de lever des fonds pour une
organisation qui vient en aide aux Haïtiens ; Jonathan et Claire habitent
l’Angleterre et ont fait un tour du monde en voilier avec leurs enfants,
il y a quelques années ; Claire parle parfaitement le français.
Tous
ont été surpris, comme nous, du Brexit et de l’élection de Trump... Ils partent
vers Cuba avant de rejoindre la Floride.
Patricia
et Jean-Pierre sur Bororo, un bateau français, viennent d’Amérique du
Sud ; ils nous donnent quelques infos sur Cuba où ils sont allés l’an
dernier ; ils vont rejoindre Saint Martin avant de traverser, peut-être
les rencontrerons-nous aux Açores ?
Plusieurs
jeunes ou moins jeunes viennent nous souhaiter un bon voyage ;
Wilson vient nous offrir des mangues et demande notre email, on lui déniche
un vieil ordinateur qu’on avait eu pour un euro.
Même
si cette sollicitation permanente a été parfois pesante, cette escale à l’île à
Vache a été riche de rencontres, favorisées par un passé commun et une langue
commune ; elle restera inoubliable pour nous, au même titre que notre
séjour en Cisjordanie, en 2012.
Nous sommes très touchés par ce récit !Il nous renvoie vers notre impuissance à soulager les gens qui en ont vraiment besoin.....
RépondreSupprimerOn a l'impression au travers de ce journal de bord d'être avec vous... ...ce qui ne saurait tarder !! A bientôt Monique et Patrick